Spiritualité et CNV – un article de Jean-François Lecocq

Décembre 2019 

« La spiritualité est un espace dans lequel la violence est impossible[1]. » (Marshall Rosenberg)

« La première vertu spirituelle est une objectivité incorruptible…

Une des tâches les plus difficiles données à l’homme

est de renoncer à lui-même, au désir de se mettre en avant,

à vouloir que le monde corresponde à l’idée qu’il s’en fait[2]. » (Karlfried Graf Dürckheim)

Habituellement, les âges de la vie, restreignant petit à petit nos capacités extérieures, nous amènent naturellement à un travail plus intérieur, à un travail spirituel, à la recherche de la source en soi. La dynamique plutôt centrifuge de la jeunesse et de sa fougue se poursuit par une dynamique davantage centripète à l’âge d’or de la vieillesse. La spiritualité est une fonction naturelle de l’être humain qui fonde son caractère universel bien au-delà des différences philosophiques, religieuses ou culturelles.  Actuellement, le modèle de société de consommation – qui nous pousse à toujours « avoir plus » et à épuiser les ressources de la Terre – arrive à ses limites, en laissant la plupart d’entre nous profondément insatisfaits, meurtris, voire exclus. Cette évolution sociétale amène certains vers la dépression, les dépendances ou le suicide et pousse d’autres à entamer un travail intérieur, un travail spirituel, sans plus attendre.

Marshal Rosenberg nous met en garde : « Il est très facile de faire de la Communication NonViolente un but en soi[3]. » Et il illustre son propos par la parabole bouddhiste du sanctuaire dont nous sommes séparés par une rivière que nous pouvons traverser grâce à un radeau. Celui-ci se révèle alors être un outil bien pratique. Mais ensuite, il nous faut poursuivre à pied pour pouvoir atteindre ce sanctuaire. Et la parabole se termine sur cette phrase : « Fou est celui qui marchera jusqu’au sanctuaire avec le radeau sur le dos[4]. »

Il ajoute : « Si nous nous accrochons au radeau, nous aurons plus de mal à atteindre le sanctuaire. Il y a des gens qui passent leur temps à apprendre le processus de la CNV en perdant parfois complètement de vue le sanctuaire. S’ils s’attachent trop longtemps au radeau, le processus devient mécanique[5]. »

Marshall Rosenberg présente la Communication NonViolente comme « un chemin de conscience ». Et cela se vit effectivement par toute personne qui se forme en Communication NonViolente et commence à l’appliquer dans sa vie quotidienne. Pour certains, il s’agit là d’une véritable révélation. Il reste que si nous n’y prenons garde, la découverte du rôle fondamental des besoins comme moteur de la vie en nous, aboutit à des impasses s’il n’est accompagné par une conscience plus profonde de soi et de son essence. Ce qui est beaucoup moins évident.

Il y a à cela deux raisons. Une première est le fait qu’un travail thérapeutique peut être nécessaire pour arriver à une (re)connaissance, voire à la simple perception de certains de nos besoins. Comme le dit Alice Miller : « Les nombreux ouvrages d’initiation à une communication sans violence, y compris les précieux et judicieux conseils de Thomas Gordon et Marshall Rosenberg, sont certainement profitables pour des personnes qui, enfants, avaient le droit de montrer leurs sentiments, sans courir pour cela aucun danger, et vivaient auprès d’adultes pouvant leur servir de modèle du Savoir-être-soi-même. Mais des enfants grièvement blessés dans leur identité ne sauront pas, plus tard, ce qu’ils ressentent et ce dont ils ont véritablement besoin. Il leur faudra passer par une thérapie pour l’apprendre et le vivre, et ensuite s’assurer, en multipliant les nouvelles expériences, qu’ils ne se trompent pas[6]. » Plus largement encore, Guy Corneau affirme que « Les besoins reposent sur les blessures du passé[7]. » Et qui d’entre nous n’a pas un ego blessé quelque part ?

Une deuxième raison est tout simplement qu’un ego guéri reste un ego ! Marshall Rosenberg précise : « Je considère l’ego comme un élément intrinsèquement lié à la manière dont la culture m’a appris à penser et à communiquer[8]. » À notre époque, tout en restant bien loin de la société des « égaux » – chère aux réformateurs du passé – nous baignons surtout dans celle des ego, qu’ils soient personnels ou collectifs ; ces derniers atteignent même des dimensions multinationales qui affectent le monde entier. Il nous faut tenir compte qu’aujourd’hui, si les besoins sont ressentis comme universels et au service de la vie, c’est bien souvent de la vie de l’ego qu’il s’agit ! Comme le remarque Shafique Keshavjee : « Le propre des faux dieux, est d’offrir sans trop d’efforts des biens qui assouvissent passagèrement les besoins les plus faciles à éveiller en l’homme[9]. » Comment dépasser nos « faux dieux » et utiliser la Communication NonViolente pour nous libérer de ce véritable esclavage, quand la prise de conscience de nos besoins devient un facteur qui enfle encore plus notre ego ? Notre intelligence se trouve alors plombée par nos besoins.  Si on ne sait pas qui on est, on est ravi qu’un quelconque système social nous prenne en charge, « nous » et « nos besoins ». Se référant à ce qu’il appelle un merveilleux message spirituel, Marshall Rosenberg nous recommande : « Ne te laisse pas mener par ton ego[10] ! »

Ce travail est difficile, plein d’embûches, nécessite une vigilance, un discernement et une détermination constante, mais nous pensons qu’il est possible et bon, tant pour nous-même que pour notre planète. Il nous invite à un véritable saut de conscience, une nouvelle vision du monde – à commencer par notre monde intérieur. Il nous faut traquer ce qui se passe derrière l’évidence apparente de nos besoins pour percevoir à quelle partie de nous-même, nos besoins répondent. Quelle est la nature profonde de ces besoins ?  S’agit-il des besoins du ventre ou de ceux du cœur, des besoins de la tête ou ceux de l’âme ou de l’esprit ? Quand je ressens tel besoin, à quelle partie de moi est-ce que je m’identifie ? Qui parle quand je parle ?  Qui écoute quand j’écoute ?  Finalement : « Qui suis-je ? » à moins que ce ne soit « Qui fuis-je ? » car, comme le disait Rimbaud : « Je est un autre. »

La question est ici, quel est ce « JE » qui communique ? Quel est ce « JE » qui affirme ses ressentis et ses besoins en nous ? On en revient toujours à la maxime de la Grèce antique : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Nous suivons ici les traces d’un vaste chemin de conscience qui nous vient du fond des âges. Car, depuis toujours, la seule véritable richesse de notre vie – tant personnelle que sociale – n’est-elle pas le reflet de la conscience qui nous habite ?

[1] Marshall Rosenberg, Spiritualité pratique – Les bases spirituelles de la Communication NonViolente, éd. Jouvence, 2007, p.27

[2] Karlfried Graf Dürckheim, La Percée de l’Être, éd. Courrier du Livre, p. 42

[3] Marshall Rosenberg, Spiritualité pratique, op.cit., p. 25

[4] Ibid., p. 26

[5] Ibid.

[6] Alice Miller, Ta vie sauvée enfin, éd. Flammarion, 2008, p. 104

[7] Guy Corneau, Victimes des autres, bourreau de soi-même, éd. de l’Homme, 2003.  

[8] Marshall Rosenberg, Spiritualité pratique, op.cit., p. 24

[9] Shafique Keshavjee, Le roi, le sage et le bouffon, éd. du Seuil, 1998, p. 152

[10] Marshall Rosenberg, Dénouer les conflits, éd. Jouvence, 2006, p. 247