Interview de Christophe De Muylder à propos de la Justice Réparatrice

Christophe De Muylder a 41 ans, passionné par l’humain depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne, Il fait des études de droit, complète par des études de criminologie et devient avocat au barreau de Bruxelles.

Quel est votre parcours par rapport à la justice restaurative ? Qu’est-ce qui vous y a amené ?

Dans mon métier d’avocat, j’ai expérimenté un désappointement, une désillusion par rapport aux limites du droit traditionnel. On mobilise beaucoup d’énergie pour résoudre des conflits avec la frustration de se sentir dépossédé : « On va devant le juge, on expose des thèses, un point de vue et puis il y a le juge qui est un peu comme Dieu le Père qui tranche. C’est beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, beaucoup d’argent pour un résultat qui est très incertain. » 

Alors l’idée a germé progressivement.

Mon parrain canadien m’a offert en 2011 un petit livre qui s’appelle « Faire justice autrement » écrit par Thérèse de Villette, dont la communauté religieuse de Xavière a été rapatriée à Montréal après le meurtre d’une de ses sœurs en Afrique. Celle-ci a rencontré un aumônier mennonite, – le mennonisme est un courant de pensée qui travaille beaucoup les questions de non-violence – avec lequel elle a imaginé tout un dispositif de rencontres détenus victimes qu’elle explique dans ce livre. J’ai trouvé ça génial et me suis senti beaucoup plus connecté à ça qu’au code pénal, qu’à un tribunal.

Animé par ce désir de connaître la justice restaurative, j’ai pris une année sabbatique et me suis formé au Canada : j’ai noué différents contacts et grâce à mon parrain qui était impliqué dans le centre de service de justice réparatrice de Montréal, j’ai pu participer à différentes initiatives soit ponctuelles soit sur du plus long terme, à Montréal.

J’ai eu la chance d’assister à tout un processus de rencontres détenus victimes (RDV) en matière d’inceste comme membre de la communauté, comme témoin de la rencontre et soutien des uns et des autres. Ce processus inclut tout un dispositif de préparation ; après la séance, le debriefing de certains animateurs et membres de la communauté avec les auteurs, le debriefing des autres avec des victimes et le suivi entre séances. Il y avait aussi des systèmes des pairs aidants (des gars dans la prison qui avaient déjà vécu le dispositif et qui étaient là s’il y avait un souci).

J’ai participé à ce qu’on appelle les cercles de soutien et de responsabilité pour des délinquants sexuels qui sortent de prison dans le cas de libération conditionnelle et qui sont extrêmement isolés. L’isolement social est un facteur important de récidive. L’idée est donc de leur créer un réseau artificiel avec des bénévoles via des rencontres hebdomadaires. Nous l’avons suivi un pendant un an. Il avait le numéro de téléphone des membres du Cercle et si un jour il sentait qu’il était en train de potentiellement se remettre en danger ou d’avoir des idées qui pourraient le conduire à la récidive, il avait la possibilité d’appeler un membre du cercle pour désamorcer tout ça.

Les deux slogans du cercle c’est que « personne n’est jetable » et « plus jamais de victime ».

Si je m’engageais là-dedans, c’était avec l’intention et l’objectif que la sécurité de tout le monde soit assurée.

Et puis j’ai participé à des groupes de rencontre tous les jeudis soir qui s’appelaient « Entrée Libre », un moment informel où on pouvait échanger, créer des liens, boire un café avec des personnes qui purgeaient la fin de leur peine dans de petites unités appelées « maisons de transition » entre la prison et la libération conditionnelle et avec des détenus dans un régime minimum.

Il y a eu aussi des rencontres entre des collectifs de victimes et le centre de service de justice réparatrice.

J’ai pu voir aussi des dispositifs de médiation pour des plus jeunes.

Ça a été une vraie année « d’ébullition » pour moi et de découvertes. J’en ai pris plein les yeux, j’en ai pris plein le cœur.

Par ailleurs, mes parents connaissaient Philippe Landenne, venu donner une conférence au profit de l’Arche, à propos de son ouvrage « Peines de prison, l’addition cachée » où il raconte son expérience en tant qu’aumônier à la prison d’Andenne confronté à des drames humains allant parfois jusqu’au suicide. Formé au Canada, en Afrique, il s’était forgé une solide expérience. Philippe a vraiment pris le temps de m’écouter, de partager son expérience. Il m’a soutenu quand le projet canadien était un peu plus compliqué dans les premiers mois … Et à mon retour du Canada, on a partagé sur toutes nos idées, on a écrit une feuille de route sur nos intuitions, nos aspirations à faire bénéficier de notre expérience, de notre expertise. Pendant une année, on a essayé avec une petite cellule de réfléchir là-dessus, on s’est demandé s’il fallait créer une asbl pour aider à mettre en place nos projets et pérenniser nos actions (Nous sommes encore dans ce questionnement).

Puis je me suis engagé à la surveillance électronique (les détenus qui purgent une partie ou toute leur peine avec un bracelet électronique) dans une fonction de manager, mon titre c’était « Attaché à la Direction ». Là j’y suis resté pendant 4 ans.

Actuellement, je fais un mi-temps de formateurs chez Arpège-prélude. Le reste de mon temps, je chemine d’une part avec Philippe aux côtés des personnes incarcérées et victimes et d’autre part avec le collectif Ess’aimer CNV-Education.

Vous travaillez chez Arpège-Prélude. Que propose cette asbl dans le contexte de la justice restaurative ? 

En octobre 2021 j’ai été engagé par l’asbl Arpège Prélude comme formateur. L’asbl Arpège Prélude est une asbl qui existe depuis un peu plus de 25 ans, reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui est mandatée par la Justice pour dispenser des formations en responsabilisation et sensibilisation au point de vue des victimes auprès de personnes, contraintes par le Juge, qui ont commis un fait qualifié d’infraction.

Il y a différentes portes d’entrée pour arriver chez Arpège. La première porte d’entrée, c’est la médiation pénale, la deuxième, c’est le sursis ou la suspension de prononcé et la troisième c’est ce qu’on appelle une peine de probation autonome. 

Concrètement il s’agit d’une formation de 50 heures, on a généralement un groupe de 10 personnes et on travaille toujours en coanimation. Tout le travail qui est fait est protégé par le secret professionnel et les seuls comptes qu’on rend à la justice c’est de dire si la personne a respecté ou pas les règles. Cela permet de protéger l’espace du groupe.

Il y a 3 grands blocs dans la formation :  

– le bloc citoyenneté justice : il y a tout un travail qui est fait dans ce cadre-là autour du fonctionnement de la justice et de la citoyenneté.

Chacun va dire pourquoi il est là, expliquer les faits qui l’ont amené là. Notre intention est de faire une formation en responsabilisation et donc on est là pour travailler sur les faits et uniquement sur les faits. Ensuite, on va travailler sur la question de comment la justice fonctionne. On va clarifier du vocabulaire judiciaire. Il y a un énorme besoin de parler, d’être écouté, ce que la justice n’a pas le temps de faire et ne sait pas faire.

Souvent, ils arrivent avec un vécu d’injustice. La justice, elle va s’arrêter à un instant T et elle va dire : « Ben il y a un auteur, il y a une victime, c’est blanc, c’est noir, c’est bien, c’est pas bien ». Et tout ce qu’il y a eu avant, tout ce qu’il y a eu après, la justice n’en tient pas compte. Ca ne correspond absolument pas à la réalité des personnes. Et on croit chez Arpège Prélude, qu’il n’y a personne qui se lève le matin en disant « Ben tiens je vais aller casser la gueule de l’un, je vais aller casser la gueule de l’autre ». Souvent dans des conflits, il y a une interaction qui se produit, éventuellement une escalade, une provocation,…  La logique binaire de la Justice laisse peu de place à quelque chose de plus dynamique.  

Le groupe est une micro-société et on partage des expériences qui sont très différentes. Comment est-ce que l’on peut accueillir l’expérience de l’autre sans devoir la corriger ? Comment on fait pour vivre avec tout ça ? On n’est pas là pour les convaincre de quoi que ce soit, on n’est plus dans le temps judiciaire et ça permet de dégager un espace de réflexion.

Et puis on rentre dans ce qu’on appelle le module conflit. « C’est quoi un conflit ? vous avez des exemples de conflits ? ». On va faire des jeux de rôle. On va explorer les postures (collaboration, compromis, compétition, accommodation, repli) qu’on peut avoir dans le conflit en un petit schéma avec l’axe de l’enjeu et l’axe de la relation. On va évidemment parler des émotions et des besoins. On croit chez Arpège-prélude que les actes qui sont commis viennent répondre à un besoin avec des stratégies qui ne sont pas acceptables, illégales. On les accompagne donc dans le discernement de leurs besoins en cherchant ensemble d’autres stratégies pour les nourrir.

Et ensuite ça va nous permettre de rentrer dans le 3e module qui est la sensibilisation au point de vue des victimes ou à l’autre. Parfois c’est difficile pour certains d’imaginer que l’autre est victime, parce que l’autre a sa part de responsabilité et donc on va partir de leur expérience en tant que victime dans un premier temps. Cela va permettre progressivement d’amener à réfléchir sur ce que la victime a pu ressentir lors du passage à l’acte et après.

Et en quoi consistent vos activités avec Philippe Landenne ?

Nous proposons des ateliers à des prisonniers (à Verviers, Lantin, Marche-en-Famenne) sur 7 ou 8 lundi après-midi. On va partir de leur expérience de la justice pénale et faire avec eux l’expérience d’une justice plus réparatrice.

Là ce sont des personnes volontaires contrairement à chez Arpège-Prélude. On a plus de candidats que de possibilités. Généralement on travaille avec un groupe d’une dizaine de personnes.

Il y a aussi un professeur de criminologie de Louvain-la-Neuve qui était intéressé à ce qu’on vienne parler pendant 10h de justice réparatrice à un de ses cours de criminologie et suite à ça, il y a des étudiants qui ont voulu aller plus loin, à qui on a dit que la suite qu’on imaginait avec eux, c’était d’aller en prison, ce qui allait demander un engagement régulier et prendre beaucoup de temps. Finalement, on en a eu 7 qui étaient partants et ils nous ont accompagnés pendant tout le processus ici en prison et ont pu mettre les mains dans la « pâte humaine », c’est très chouette.

Maintenant on va être amenés avec l’UCL à faire une évaluation un peu plus serrée du projet.

On accompagne aussi le collectif des familles d’enfants assassinés ou disparus depuis quelques années mais de manière très, très humble et en coulisse. Ils se réunissent 3 à 4 fois par an, malheureusement parfois pour accueillir des nouveaux parents. Ils partagent d’abord un bon repas puis ils échangent. Ils ont aussi beaucoup milité pour le droit des victimes, parce que autant il y a peu d’auteurs qui sortent du processus judiciaire en disant «Je me suis senti entendu, je me suis senti écouté », autant les victimes ont la même désillusion, sortent tout aussi désabusées que les auteurs du processus judiciaire.

On a proposé à des parents de venir témoigner devant les personnes qu’on accompagne en prison pour qu’elles puissent entendre les conséquences très concrètes, l’onde de choc que provoque un acte d’une telle nature.

Quel est le terme que vous préférez justice restaurative, restauratrice, réparative, réparatrice ?

Philippe et moi, nous aimons beaucoup le terme de réparer, de justice réparatrice.

C’est Howard Zehr, un anglais qui a théorisé la notion et écrit un livre qui s’appelle « Changing Lenses ». En anglais, on parle de « restorative justice », cela s’est traduit en français par « justice restaurative, restauratrice ». Oui mais restauratrice, de quoi s’agit-il ? on va restaurer des tableaux ? on va se restaurer ?

Et par rapport à « Justice réparatrice », il y a des choses qui, dans la vie, ne sont pas réparables : on assassine quelqu’un, on viole quelqu’un, on ne sait pas réparer ça …

Un jour, un ami jésuite de Philippe lui a fait remarquer : « Mais enfin, Philippe, tu ne connais plus bien ton latin, quand tu prends la racine du mot réparer : « parere », c’est la racine qu’on retrouve par exemple dans le mot parent « qui donne la vie », ovipare « qui donne la vie dans un œuf ». Réparer, c’est redonner de la vie, même si ce n’est pas la même vie qu’avant quand on a perdu un proche par exemple.  

La justice réparatrice, c’est une justice qui cherche à redonner de la vie, pas la même vie mais une nouvelle vie. Le cœur du dispositif, c’est de remettre de la vie là où il n’y en a plus ou là où il y en a moins.

Comment définiriez-vous la Justice Réparatrice ?

Robert Cario de l’institut de justice réparatrice français qui a écrit le livre : «Les rencontres détenus-victimes : L’humanité retrouvée », décrit cette justice en ces termes :

« Selon la philosophie restaurative, le crime est davantage une atteinte aux personnes et aux relations interpersonnelles. La justice a, par conséquent, pour but d’identifier les besoins et les obligations de chacun des protagonistes. La justice restaurative se conçoit comme un processus impliquant, de manière active, toutes les personnes intéressées. Par le dialogue, on encourage réciprocité et partage des émotions. La responsabilisation concrète de tous conduit à la recherche de solutions consensuelles, tournées vers l’avenir et destinées à réparer le préjudice » (Cario, 2013, p.34).

Pour compléter, je vous cite aussi un texte que j’aime beaucoup : « Comment la justice est rendue chez un peuple appelé Negritos » ; ce sont des Amérindiens qui vivent du côté des Philippines.

« Lorsqu’un membre de la communauté provoque des dégâts chez un autre membre de la communauté, la personne est placée au centre d’un cercle formé par toutes les personnes qu’il ou qu’elle connaît. L’assemblée dure un jour entier. Chacun à son tour, les personnes du cercle racontent à celui qui se trouve au centre toutes les bonnes choses que ce dernier a fait par le passé et qui ont contribué à enrichir leur vie. Cette « pratique judiciaire » est fondée sur une conception de l’humanité très particulière : notre nature humaine est ainsi faite que lorsque nous sommes en contact avec notre être profond, notre force intérieure, notre plus grand plaisir dans la vie est de contribuer au bien-être de nos semblables. Le but du « système judiciaire » est ainsi de reconnecter à nouveau l’homme avec cette force ».

La justice réparatrice, c’est une notion inspirée des cultures maori, à la fois amérindienne du côté de du Canada et aussi du côté de l’Australie. Ce sont des cultures où la justice dans le sens « justice pénale » leur est inconnue, ce n’est pas dans leurs conceptions. Chez eux, il y a la notion du cercle, la notion de faire appel à des anciens, la notion de communauté qui a des ressources pour gérer ses conflits. Pour eux, c’est tout à fait artificiel et contre-productif de faire appel à une structure qui n’est pas celle de la communauté. Faire gérer les problèmes par une institution dans laquelle on se reconnaît pas, ça ne peut pas marcher.

La justice pénale, ses 3 questions, ses 3 obsessions c’est : 1. Quelle loi a été violée ? «C’est l’article 314 qui dit qu’on ne peut pas porter de coups et blessures » – 2. Qui a violé la loi ? « C’est Monsieur untel, on l’a vu, on a des preuves, etc… » et 3. Quelle peine faut-il lui infliger pour que justice soit faite ?

Pour la justice réparatrice, les 3 questions sont : 1. Qui a été impacté ? qui a été blessé ? comme le petit caillou qu’on lance dans un étang et qui fait plein de cercles concentriques. Si on prend déjà juste le temps de répondre à cette question, on peut mettre beaucoup de monde dans l’impact – 2. Quels sont les besoins de cette personne ? des gens autour d’elle ? et 3. Qui a la responsabilité de répondre (ou tenter de répondre) à ces besoins ? ce qui laisse une place énorme à la créativité.  

Ce n’est pas juste dire qu’il y a un auteur et une victime ou en en « balançant l’auteur derrière le mur » que la justice est faite. C’est vraiment rendre aux personnes leur conflit et les soutenir dans la résolution de leur conflit en ayant foi en leurs ressources pour y arriver.

Ce qui est important c’est de pouvoir reconnecter les personnes à ce qu’elles sont au fond d’elles, à tout le potentiel de bon qu’elles ont au fond d’elles.

Rien n’est jamais « défini » a priori mais il y a un certain nombre de conditions en justice réparatrice :

Il faut que les personnes se sentent en sécurité dans le sens safety**, ça prend du temps. L’auteur doit accepter de prendre ses responsabilités dans un processus réparateur, la victime doit pouvoir être écoutée si elle le souhaite ; on ne l’infantilise pas, on ne la revictimise pas. Là où la justice pénale va chercher de manière professionnelle à infliger une peine, la justice réparatrice va tenter de manière communautaire à soulager les peines.

** Il y a la sécurité classique : si on prend la racine latine Sine Cura, « sans soin », pour vous donner de la sécurité on « balance des gens de l’autre côté du mur », on ne s’en occupe plus, on ne les voit plus, on les jette. Puis il y a la sécurité dans le sens de la safety : comme quand on se sent safe dans un quartier : c’est la communauté qui va venir dire : « Nous, on a des liens entre nous et c’est le fait de se tenir collés/serrés, de se connaître les uns les autres, de s’accompagner, qui fait qu’on a une sécurité qui est plus grande en accompagnant un homme qui a commis même des faits très, très graves, qu’il vaut mieux qu’il soit collé/serré à nous, qu’on ait un œil sur lui, qu’on l’accompagne. »

Le film « Je verrai toujours vos visages » est-il selon vous un reflet fidèle de situations réelles ? Pouvez-vous nous partager en tant qu’acteur de terrain vos commentaires sur ce film ?

Je pense que le film a une vertu pédagogique assez forte. Il a le mérite d’ouvrir le débat.

Le film fait 2h, il reflète bien le parcours de personnes qui passent dans un processus de justice réparatrice, dans la mesure où on ressent assez fort surtout dans la partie RDV (Rencontre Détenus Victimes), qu’il y a un positionnement qui change. Dans un premier temps, les victimes et les auteurs se tiennent dans des endroits différents de la salle, il y a quasiment un mur physique qui est là. Au début, on est très fort dans la question de la sécurité et puis à force de prendre le temps de travailler, on entre dans quelque chose qui est de l’ordre de la safety ; on est ensemble, on peut se faire confiance, on se parle, on se rend compte qu’on est tous constitués de la même pâte humaine et qu’on a tous les mêmes besoins, qu’on est les mêmes, il y a cette même humanité.  

Au début, on considère que ceux qui sont derrière les murs sont des monstres.

On n’a rien en commun avec les monstres et nous, vous, moi, nous tous, on n’est pas des monstres, on n’a rien à voir avec les monstres. Et puis, quand on prend la peine de casser les murs, quand on prend la peine de prendre du temps ensemble, d’aller sur la question des émotions et des besoins, on est sur une grammaire commune et on retrouve une forme d’humanité commune. Il y a ce rapprochement émotionnel, ce rapprochement humain. C’est assez fidèle à ce que moi, j’ai vécu dans le processus RDV à Montréal et le retour émotionnel est assez bien fait.

Par contre, je me dis que pour un public qui n’est pas initié, les Rencontres Détenus Victimes, ça peut apparaître comme quelque chose d’un peu magique. Oui, il y a quelque chose d’un peu magique mais le film ne rend pas compte qu’il y a énormément de préparation dans ces rencontres. On le voit un petit peu plus dans le travail de la rencontre individuelle entre la femme et son frère. Et il faut se dire aussi qu’il y a des personnes qui ressortent d’un processus réparateur sceptiques, avec plus de questions que de réponses.

Dans le film, on voit à un moment un auteur qui dit à Miou-Miou : « Mais si, vous avez été victime ». Ca me faisait penser à une expérience mais un peu à l’inverse : c’était avec les parents d’enfants décédés, deux mamans venues témoigner en prison. Durant une heure, une heure et demie, les mamans ont parlé, elles avaient carte blanche et tout le monde les a écoutées avec un énorme respect et beaucoup d’empathie, etc … , et puis il y a eu un temps pour que les personnes détenues et les étudiants qui nous accompagnent puissent réagir, poser des questions.  A un moment, il y a un gars dans le groupe qui dit : « Voilà, moi je voudrais parler de mon histoire, … », et il commence à parler et au bout de je ne sais pas moi, une minute, il éclate en sanglots ; on prend le temps de faire silence, d’accueillir ça. Puis à un moment, une des deux mamans a fait un petit signe vers Philippe et elle est venue se mettre au chevet – le gars était assis sur une chaise – de la personne et lui a dit des paroles qui n’appartiennent qu’à eux deux, je n’ai pas entendu, mais ça devait être quelque chose comme « je peux accueillir ton émotion ». C’est quelque chose de très, très fort. Notre société bienpensante ne reconnaît pas le potentiel d’être un monstre ou un saint en chacun de nous. On n’a rien à faire avec les monstres et ce geste très, très fort dit : « Une victime peut se reconnaître dans le parcours de quelqu’un qui a dérapé et réciproquement ». La question d’une humanité à un moment qui est retrouvée me parle beaucoup.

On peut voir les impacts qu’un tel geste a : il y a quelque chose qui se fissure, …Un gars après la séance disait «Ce truc, ça vient 5 ans trop tard », un gars qui avait très peu parlé jusque-là. Un autre disait : « Je me suis trouvé pendant 5 ou 10 ans plein de bonnes raisons de penser que j’étais en légitime défense, de penser que j’étais dans mon bon droit, de penser ceci et cela, et en fait, face à un tel témoignage, tout ça, ça craque et c’est très, très douloureux. » Et il y a beaucoup de gars qui nous ont dit « en tout cas moi, quand je suis rentré en cellule après, j’avais mal de tête, j’avais des crampes, ça a été compliqué. »  C’est du très haut voltage émotionnel qui se passe là et cela demande aussi un certain accompagnement, que la communauté puisse faire contenant, puisse avoir la « safety ».

Et les mamans disaient combien ça leur avait fait du bien de dire leur trauma, de dire leur souffrance parce que l’une des répercussions des actes comme ça, c’est que ça crée du silence. L’une d’elles disait « Moi j’avais 4 enfants, les 3 autres, je les ai mis entre parenthèses. J’étais tellement prise par ma souffrance, par moment par ma haine, que je n’en ai pas parlé avec eux. ». Les événements traumatiques vont quelque part diviser. Une espèce de chappe de plomb va s’installer. Pouvoir dire son histoire à des personnes qui sont concernées, ça pourrait en partie leur redonner de la vie, pas la même vie qu’avant mais remettre de l’énergie.

Quelle place occupe la Communication NonViolente (CNV) dans vos formations et plus généralement dans la justice réparatrice ?

Dans nos formations, on dit évidemment un mot de la CNV, on parle de sentiments, de besoins, de stratégies pour nourrir ces besoins.

Un des objectifs dans nos formations, c’est la responsabilisation, c’est que la personne puisse remettre du sens sur ce qu’elle a fait parce qu’on pense que la personne, si elle passe à l’acte, c’est qu’elle répond à un besoin. La stratégie n’est pas acceptable mais le besoin est toujours légitime et nous, ce qu’on propose, c’est que la personne puisse remettre du sens sur ce qui s’est passé à l’aide de l’émotion, des besoins et plein d’autres outils qu’on propose pour gagner en choix. Peut-être, la prochaine fois que la personne sera remise dans des conditions similaires, elle pourra gagner en liberté et se dire « Mais taper dans la gueule de l’autre, c’est pas le seul choix que j’ai, je peux faire d’autre choix ».  

Cela rejoint la philosophie de la CNV.

Quand on sort d’un procès, on entend souvent interroger les victimes : « Est-ce que justice est faite ?». Parfois quand on est très blessé, il vaut peut-être mieux que l’auteur ait pris 5 ans mais fondamentalement la souffrance, le besoin de reconnaissance, le besoin de vérité, le besoin d’être écouté, le besoin d’être entouré, tout ça ce sont des besoins qui ne sont pas remplis par la justice, que la justice ne sait pas remplir et la justice réparatrice va amener : « Comment les personnes peuvent-elles se réapproprier leur conflit ? comment est-ce qu’on peut les soutenir ? comment la communauté peut-elle les soutenir pour qu’elles puissent résoudre leurs conflits ? comment est-ce qu’on peut se reconnecter ? comment est-ce qu’on peut réparer ? comment est-ce qu’on peut contribuer ? ».

Ce sont des questionnements qui rejoignent le cœur de la CNV.

Et il y a mille et une stratégies et la justice réparatrice ne va pas dire a priori, pour ce besoin-là, c’est telle stratégie qu’il faut utiliser, c’est plutôt de renvoyer les personnes à leur créativité, et ça, ça a un côté qui peut être assez inconfortable … comme la pratique de la CNV. Il est donc nécessaire qu’en tant que membres d’une même communauté humaine, on puisse s’accompagner les uns les autres.

Il y a beaucoup de ponts entre CNV et justice réparatrice.

Recevez-vous du feed-back après les formations que vous donnez ?

Faire l’expérience positive de quelque chose, aller au bout des 50 heures, ce n’est pas rien, il y a quand même une série de personnes dans ces groupes-là qui n’ont pas eu l’habitude de réussir grand-chose, donc il y a peut-être quelque chose de l’ordre de la fierté qui a été nourri, de la reconnaissance, de l’estime de soi et je pense qu’il y a autant de conséquences ou de résultats différents qu’il y a de personnes qui vont participer à cette formation. Et peut-être que pour certains, le seul résultat, la seule conséquence est que la justice va leur « lâcher la grappe ». Mais il y aura peut-être plein d’autres besoins qui auront été nourris. Peut-être qu’on aura des papas, des maris ou des mamans qui seront des citoyens, des mères, des pères, des collègues, des amis, plus connectés à qui ils sont. Certains disent parfois : « Ma femme trouve que j’ai changé. » « Ma femme trouve que je parle plus. » « Tiens, la formation m’a fait du bien. ».

Avez-vous une idée s’il y a proportionnellement moins de récidives ou pas ?

La question de la récidive, c’est une question qui obsède les gens, leur seule manière de juger si un dispositif marche ou ne marche pas. Déjà pour mesurer la récidive : est-ce que quelqu’un qui a commis une infraction s’est fait rattraper par la police ? pour tous ceux qui passent sous le radar judiciaire, on aura considéré qu’ils n’ont pas récidivé.

Généralement, en prison ou avec un bracelet électronique, les auteurs sont dans un rôle très passif, de spectateur. Tout ce qui est travail de responsabilisation, travail de réappropriation n’est pas fait. Tandis que chez Arpège, les personnes sont mises fort en avant dans quelque chose où elles sont acteurs.

La responsabilisation, c’est la capacité à répondre de ce qu’on a fait, et donc cela a un côté assez impliquant. On pense que c’est un levier de changement mais qui n’est pas que mesurable par : il a fait une infraction/ il n’a pas fait d’infraction, il s’est fait attraper/ il ne s’est pas fait attraper. Il y a sans doute des changements qui sont plus subtils que ça.

Mais non, on n’a pas de statistiques sur la récidive. Ce serait peut-être intéressant d’en avoir.

Connaissez-vous les divers types de procédures mises en place dans le cadre de la justice réparatrice ? Si oui, lesquelles ? Y a-t-il des alternatives aux formations données par l’asbl pour laquelle vous travaillez ?

Pour les mineurs de moins de 18 ans, la philosophie mise dans les textes de loi, c’est que « Pour les enfants, les mineurs, la première préoccupation ça doit être de les protéger, de les éduquer …et le punitif doit venir in fine quand tout le reste n’a pas marché » et donc là il y a des indications très précises dans ce sens qui sont données au juge. Ce sont des prestations d’intérêt général qui sont le plus données. Il y a aussi des dispositifs plus réparateurs comme la concertation restauratrice en groupe : le mineur va venir avec ses parents, avec son entraîneur de foot, avec peut-être quelques amis, la victime également. Il va y avoir une concertation qui va se passer, éventuellement un accord qui va en déboucher. Le juge va acter ça et cet accord va être suivi, des ASBL travaillant avec les mineurs là-dessus.

Pour les adultes, la médiation réparatrice est un dispositif auquel à tous les stades de la procédure, avant procès, après procès, en dehors d’un procès, l’auteur, la victime, les proches d’auteur, les proches des victimes peuvent faire appel pour créer un « espace de communication à toute fin » encadré par l’asbl Médiante, une asbl aussi reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles. On y pratique une médiation réparatrice ; soit une rencontre en direct, soit une rencontre indirecte soit par lettre, etc… de nouveau, la créativité est le maître mot. Un juge ne peut pas condamner à faire appel à Médiante.

 Dans certains cas, Médiante est consultée quand pour les personnes condamnées, une des conditions de leur libération est d’indemniser les victimes et qu’un contact doit être pris avec celles-ci. Par exemple, la victime ayant posé comme condition que l’auteur ne vienne plus en Province de Liège, la personne qui sort, pourrait dire : « En fait mon plan pour vous indemniser, c’est de faire un petit travail, une formation sur la Province de Liège ; j’ai à la fois besoin de vous indemniser et à la fois mon plan m’impose de me former, comment est-ce qu’on peut résoudre ça ? », les parties peuvent entrer en discussion et s’il y a un accord, elles l’actent et le tribunal d’application des peines est très content d’avoir une solution qui a déjà été négociée sur ce volet-là.

Quels ponts entre justice pénale et justice réparatrice ?

Il y a des passerelles qui sont possibles mais pour les décisions de justice pénale, le dispositif phare c’est toujours le travail d’intérêt général, c’est moins la concentration restauratrice en groupe.

Chez les adultes, dans une vision idéale, il faudrait être dans une pyramide inversée : les processus réparateurs Arpège Prélude, Médiante, etc… et puis si ça ne va pas, in fine, on recourrait à l’emprisonnement. Dans les faits on est dans l’inverse : ce qui est à la base reste la prison avec toutes ses déclinaisons : sursis, suspension,…

Par ailleurs, il y a plein de petites initiatives qui, pour moi, sont de la justice réparatrice mais qui ne sont pas officialisées dans des textes de loi, comme ce qu’on fait avec Philippe en prison par exemple ou bien le groupe informel « Retissons du lien », qui s’est constitué autour de Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac, des sociologues cliniques. Suite aux attentats, notamment à Paris et à Bruxelles, plein de gens ont été impactés.  Outre toutes les victimes directes, il y avait plein de familles de jeunes qui avaient été impliqués dans le Djihad qui se sentaient à la fois stigmatisées, pointées du doigt, responsables et à la fois qui étaient victimes d’avoir perdu des enfants dans les territoires occupés par l’État islamique et qui se sentaient à la fois auteurs, à la fois victimes.

« Retissons du lien » a fait se rencontrer ces personnes et elles ont commencé à discuter ensemble et à prendre des initiatives comme aller témoigner dans les écoles.

Voir le compte-rendu de l’émission :

‘Retissons du lien’ : une victime d’attentat et une mère de djihadiste témoignent ensemble – rtbf.be

Il y a encore certainement plein d’autres initiatives qui existent. C’est un domaine qui mériterait d’être mieux connu et répertorié.

Sentez-vous une plus grande ouverture du monde judiciaire et de ses décideurs à ces alternatives aux mesures classiques d’enfermement ? Avez-vous des pistes pour vaincre les résistances judiciaires ?

Mon avis, c’est que la société a intérêt à commencer à s’emparer de la question.

Le procureur général de Bruxelles disait récemment que vu la manière dont la justice est financée, il y a de plus en plus de choses qu’on va devoir classer sans suite, il y a de plus en plus d’affaires dont la justice ne sait pas s’occuper et donc potentiellement le risque, si la justice n’y répond pas, c’est peut-être une résurgence de la justice privée. Et donc comment est-ce qu’on peut imaginer qu’on puisse résoudre nos conflits nous-mêmes ? Pour ça, il faut qu’on se remette en mouvement et c’est une responsabilité à la fois individuelle et collective.

Pourquoi ne pas appliquer l’argument « Qui peut le plus, peut le moins » ?

Si des parents de djihadistes et des victimes d’attentat, ou si des parents d’enfants assassinés, des personnes qui ont commis des infractions savent discuter ensemble, comment se fait-il qu’avec mes voisins je ne sais pas discuter ?

Pour paraphraser Thomas d’Ansembourg qui dit « La Paix, ça s’apprend, comme les maths ou le foot », direz-vous vous-même « La Justice Réparatrice, ça s’apprend, comme les maths ou le foot » ?

Bien sûr. C’est très stimulant pour nous de nous joindre à cet appel avec les étudiants de l’UCL cités plus haut.

En voyez-vous une application au milieu scolaire ?

Depuis décembre 2021, j’ai rencontré le groupe Ess’αimer . Je me disais que c’est important d’être quelque part aux deux bouts de la chaîne. La maxime d’Ess’αimer c’est : « Il est plus facile d’élever un enfant dans la force et la sagesse que de panser les plaies d’un homme. ». Ca me semblait cohérent d’être des 2 côtés de la chaîne, si je peux appeler ça une chaîne, des deux côtés de la vie.

Je suis jusqu’ici peu formé en CNV. J’ai fait l’une ou l’autre introduction et je me nourris de différentes choses. Là pour le moment, j’ai un peu accompagné Aurore Squelard, Mira Van den Bosch, Dominique Gilkinet pour voir ce qu’elles faisaient dans les écoles.

Pour moi, le travail qui commence à émerger dans les écoles avec le cercle Ess’αimer, avec tout le travail que fait Déclic-éducation en France est capital. Je pense que c’est vraiment une compétence qui se développe. Au Canada, ils ont un programme qui s’appelle « Vers le pacifique » avec des enfants très petits, de maternelle déjà. Par des petits jeux, un peu comme Ess’αimer fait aussi ici, ils forment les enfants à ce qu’ils appellent le développement des habilités sociales.

Avec Ess’αimer, il y a aussi toute la question de dire « Mais en fait, on pourrait venir faire autant de formations que vous voulez dans les écoles, les adultes, ils servent de modèles …  Les enfants font ce qu’ils voient, pas ce qu’on leur dit de faire. »

Oui, la justice réparatrice ou la CNV, c’est comme les maths ou le foot, ça s’apprend. Mais on devra tous faire le boulot, il ne faut pas penser que c’est juste nos petits bouts de chou qui doivent le faire.

Vous m’avez proposé l’image du kintsuGi comme illustration de cet article. Pourquoi ?

Le kintsuGi, c’est l’art ancestral japonais de réparer des objets cassés, ébréchés que l’on cicatrise avec de l’or pour en faire des objets plus beaux et plus solides (et qu’on aurait tout aussi bien pu « backer »). Cet art symbolise pour moi les procédures réparatrices.

La cicatrisation, elle raconte deux histoires : elle illustre un drame qui est visible, qui a fait mal, … et aussi de la « safety », qui prend du temps, une reconstruction, une réparation. On ne dissimule pas les fissures, on les sublime.

Cet art me fait penser à la citation suivante : « Pardonner/réparer, ce n’est pas oublier le passé, c’est ouvrir l’avenir. »

Interview de Christophe De Muylder du 10 mai 2023

Propos recueillis par Jacqueline De Picker